lundi 9 mai 2011

François Dagognet, « L'Argent, philosophie déroutante de la monnaie »


Chers élèves,

Afin de poursuivre la préparation des épreuves du concours commun de Sces Po, voici la transcription de la chronique de Philippe Petit, « L'essai du jour » de l'émission « franculturienne » « Pas la peine de crier ». Cette chronique est consacrée en ce lundi 9 mai 2011 à l'ouvrage du philosophe François Dagognet (1), « L'Argent, philosophie déroutante de la monnaie »,(édition Encre marine).

Source de la transcription : http://www.franceculture.com/emission-l-essai-du-jour-l-argent-philosophie-deroutante-de-la-monnaie-de-francois-dagognet-encre-ma

L'ouvrage « L'Argent, philosophie déroutante de la monnaie » s'inscrit sur la réflexion de l'auteur sur l'objet, car François Dagognet est un philosophe de l'objet (2).

Bien que l'argent se substitua aux choses, il les rend possible (c'est en cela qu'on peut réfléchir à lui comme étant un objet). Parce que le prix concrétise l'essentiel de ce qui est fabriqué, non seulement parce qu'il incorpore le coût du travail, mais parce qu'il désindividualise la substance, n'en retenant en somme que les conditions d'existence. On pourrait dire que l'argent sauve la chose en sauvant l'échange. Il y a chez Dagognet une morale de l'échange qui tient à la relation inter psychique entre le vendeur et l'acheteur, et elle fait de l'argent à ce titre un objet d'exception.

Dagognet rappelle le passage de la monnaie trébuchante à la monnaie fiduciaire, ou même la monnaie virtuelle. Il rappelle le sens de fiducia en latin, la confiance, et élabore à ce sujet une théorie du juste prix. Pour que l'échange se réalise, il faut qu'une confiance s'installe entre le vendeur et l'acheteur. Il faut un référent qui corresponde généralement à une réserve [d'or, par exemple].

Mais pour que l'échange contente tout le monde, il faut surtout un juste prix et c'est là que Dagognet, en tant que philosophe, se distingue des théoriciens de l'offre et de la demande. Pour lui, ce n'est pas uniquement que le marché qui est le maître, ni la publicité, mais la production. Le prix relié à la production ne peut pas naître d'une entente psychologique entre les protagonistes du marché, parce que, dans ce cas, nous transformons l'achat et la vente en une opposition passionnelle entre le plus fort et le plus faible, et le premier des deux l'emportera parce que moins tributaire du besoin.

On peut conclure que, chez Dagognet, la morale du consommateur et celle du producteur s'équivalent, les marchandises rassemblées s'autodéterminent, elles nous aident à mieux repérer les variations éventuelles d'un même produit. Ainsi, pense-t-il, à trop condamner le dieu argent, on s'interdit de réfléchir à ce que pourrait être une véritable société d'abondance. Et à force de se focaliser sur la dénonciation des riches ou de déplorer la pauvreté, on finit par oublier l'essentiel, la logique du prix et le destin de l'objet. On finit par oublier les heures de travail nécessaire à sa fabrication, l'argent doit donc être pensé comme ce qui favorise les échanges commerciaux et non comme une fin en soit. C'est donc à une véritable science de la richesse et non de la spéculation que Dagognet nous invite et ce faisant à une véritable philosophie de l'argent.

A. Cuvelier, pour l'équipe Sces Po

  1. Qui est Dagognet ? Voir le lien suivant vers l'académie de Nantes : http://www.pedagogie.ac-nantes.fr/1161807774250/0/fiche___ressourcepedagogique/&RH=1160584417218

  2. Pour la philosophie de l'objet, voir : La 4ème de couverture du livre de François Dagognet, Eloge de l'objet - pour une philosophie de la marchandise, Paris, Vrin, 1989 : La Philosophie s'est plus souciée du "sujet" (l'intérieur) que de "l'objet" (l'extérieur) : elle a même craint que celui-ci, envahissant, ne se retourne sur celui-là et le déforme ou le contamine.
    Ici on marche en sens contraire ; on ose contester l'un des fondements du savoir philosophique ; on essaie d'abattre le mur qui abrite le champ culturel. Après tout, il n'y a rien qui ne puisse être remis en cause et nous tentons d'en profiter. Ne craignons pas cette démolition ! Le sujet n'est d'ailleurs susceptible d'être rencontré que dans les "produits", du même coup, valorisés : ils enferment le travail, la création (leur style) et ils ne cessent aussi d'évoluer.
    On va jusqu'à reconnaître les bienfaits de l'Usine, le lieu de la fabrication illimitée, capable désormais de transformer même les liens sociaux. On discerne aussi, dans l'Art contemporain, des procédures industrielles. Partout, on vise une critique de "la critique de la société de consommation". On la défend contre ceux qui l'ont stigmatisée sans relâche. On se refuse aux lamentations habituelles.


PS: Pour ceux qui souhaitent une approche plus élaborée, voici le lien vers la critique de ROBERT MAGGIORI , dans le journal « Libération » du 05/05/2011, dont voici le lien : http://www.liberation.fr/livres/01092335490-le-juste-prix, et chose peu courante sur ce blog, voici le « copier-coller », qui répond davantage à l'approche de la date fatidique du concours, qu'à une volonté de pirater le travail du critique littéraire en question (vous noterez que nous ne sommes pas les seuls dans cette logique... cf : http://www.fabula.org/actualites/f-dagognet-l-argent-philosophie-deroutante-de-la-monnaie_44568.php ):

« A trop aimer l’argent, on mourrait de faim, comme on meurt de faim quand on en manque. Si, comme Bacchus l’a accordé au roi de Phrygie, on recevait le don de muer en or tout ce que l’on touche, on ne porterait que des aliments de métal à la bouche, et on crierait grâce. On irait plonger dans les flots du Pactole pour ne plus avoir ce privilège, comme l’a fait Midas, laissant ainsi, mêlées au sable du fleuve, les pépites d’or que, depuis, on recherche. Aussi faudrait-il apprendre tôt «la nocivité d’un argent qui trompe» : sa possession excessive «rend esclave celui qui croit, avec lui, gagner». Les cyniques et les épicuriens le savaient, qui d’une cruche d’eau et de quelques figues faisaient leur bonheur. «Gardez-vous de tout amour des richesses, car la vie d’un homme ne dépend pas de ses biens même s’il est très riche», disait Luc, l’apôtre. «On apprécie mieux les miettes», si on se contente de peu. Voilà de quoi consoler les pauvres.

Surfaces. Puisque tout s’achète, y compris ce qui n’a pas de prix, parler de l’argent n’est-ce pas parler de tout, du bien, du mal, du pouvoir, du juste, de l’injuste, de l’inégalité ? Quel discours tenir, économique, social, politique, moral, qui n’ait pas été tenu ? Sans prétendre à l’inédit, ou à l’inouï, François Dagognet emprunte une voie originale dans l’Argent - Philosophie déroutante de la monnaie (1), en considérant l’argent comme «objet». Cela fait longtemps (depuis 1953, il a publié près de soixante-dix ouvrages !) que Dagognet, médecin et philosophe, disciple de Gaston Bachelard et de Georges Canguilhem, s’applique à élaborer une «objetologie». Cela signifie, d’abord, qu’il récuse cette idée de la philosophie comme exploratrice du seul domaine du «cogito», du sujet pensant, de l’esprit, de la «profondeur», et qu’il préfère s’intéresser au monde naturel ou technique, à la matière, à l’extériorité, aux «enveloppes» - étudiant tour à tour les surfaces, la peau, les images, les mesures, les classifications, l’industrie, les machines, le papier, le tissage, les œuvres et les ouvrages d’art, les langages de la chimie, les nomenclatures, l’ingénierie génétique, les médicaments, les outils d’enregistrement, les détritus, la poussière… Quant à l’«objetologie», elle exige qu’on distingue l’objet de la chose. La bougie est une chose, le fil incandescent disposé dans le vide, soit l’ampoule d’Edison, un objet. Mais la flamme de la chandelle, avec son aura, source d’inspiration poétique, est un objet. Une assiette est un objet, mais la terre ou l’argile qui la constituent comptent parmi les choses, tandis que, déposés sur l’étal, les plats en inox ou la vaisselle en carton jetable sont des produits ou des marchandises… Dans l’Eloge des objets Dagognet écrivait : «Telle serait la série : les substances naturelles (l’écorce, le cuir, etc.), les choses, les objets, les produits ou les marchandises», puis, vers le bas, les contrefaçons, le toc, les plagiats, lesquels «copient le réel sans lui équivaloir, comme le stuc des faux plafonds ou tant de plastiques qui imitent les substances (ex-vivantes) rares, la peau de lézard, la corne, l’ivoire et même le bois», et, vers le haut, juridiquement définis en tant qu’attachés à une propriété, les biens.

Métal. Il était inéluctable que, sans trop entrer dans le territoire des économistes, et après avoir étudié le transfert (de capitaux, de propriété, de marchandises, d’appel, de message, de souveraineté, de cendres, de footballeur, de population, d’embryon, etc.), il en vînt, en termes de philosophie «objetologique», à l’étude de l’argent. Il le situe au sommet de la hiérarchie des objets, ou le tient pour l’objet réalisant au mieux «l’enchevêtrement d’un substrat et de ce qu’il porte» (d’un métal précieux extrait des entrailles de la terre, et de la valeur, du commerce, de l’emprunt, de l’usure, de l’impôt, etc.), au sens où l’argent contient toutes les variations qui, de la chose, via le statut de marchandise et de non-marchandise substitutive de toutes les autres, conduisent aux biens.

«Comment concevoir qu’une marchandise ait pu aider à en évaluer une autre, bien que de nature, de forme et de dimensions sans rapport avec elle» ? Il y a d’abord eu le troc, freiné puis stoppé par ses insurpassables difficultés : «On gagne à ne retenir pour ces présents que ce qui est léger et favorable aux divisions ; on a dû vite renoncer à l’animal (et le pecus latin nous vaudra pécuniaire, pécule) parce qu’il fallait le découper pour solder un déficit minimal.» Puis la pratique du don (chez les peuplades du Pacifique étudiées par Marcel Mauss), le recours au cuivre et aux métaux précieux, l’usage du papier-monnaie (hanté par son double, la monnaie de papier, ou de singe), du billet de banque, de la carte, de la simple signature… Le philosophe médecin retrace toute l’évolution de la monnaie-argent. A chaque étape, il retient un problème qu’il intègre au questionnement philosophique : comment fixer le coût, soit de ce que l’on achète, soit de ce que l’on vend ? Est-ce le travail qui «définit l’unité de mesure de ce qui est fabriqué» et donne valeur à la chose ? Qu’est-ce qu’un «juste prix» ? Le commerce est-il indispensable, qui semble ne rien ajouter à la marchandise ? «La sphère de la cherté peut-elle annexer celle de la gratuité ?»

Stérilité. Les économistes éclairent aussi ces questions. Mais «dans le passé, ce sont des philosophes - depuis Aristote à Marx et au-delà - qui ont travaillé à analyser cette importante notion qu’est l’argent […] qui fonde les bases de la vie sociale». Dagognet ajoute que tout enrichissement n’est bon que s’il se déleste (par l’impôt par exemple) de ce qui, distribué aux plus défavorisés, leur offrirait une vie décente. Il suit, en cela, les leçons des philosophes de l’Antiquité, qui bornaient par une morale la «science de la richesse», ou chrématistique. Lorsqu’elle «correspond à un labeur productif», la richesse est valorisée : mais elle est vue comme perverse si le trésor gagné est soustrait à l’échange et au commerce, s’il consiste en «une accumulation de l’argent stérile et illimitée». Ceci dit, les penseurs se sont-ils eux-mêmes couverts d’or ? Le premier à se dire philosophe, Thalès de Milet, si distrait qu’il ne vit devant lui le puits où il se précipita, fut assez futé pour observer les astres et prévoir une année d’abondance : à bas prix, «il loua dès l’hiver tous les pressoirs à huile de la région […] Quand vint le temps des récoltes (on doit presser les olives), il se produisit une demande massive en faveur de ces pressoirs ; le savant s’enrichit comme nul autre».

(1) Paraît également : «D’où vient l’argent ?» suivi de «Pour une Banque centrale mondiale», de François Rachline (Hermann, 200 pp., 22 €.)