mercredi 18 janvier 2012

Le sacré est-il du religieux sans dieu?


Chers élèves, après « L'éloge des frontières » qui pu donner des pistes de réflexions à vos collègues confrontés au concours commun l'année dernière (cf thèmes « les frontières et l'argent »), Régis Debray(1) s'invite à nouveau dans votre préparation au concours (pour le thème « la religion »). En effet, notre philosophe de service vient de publier « Jeunesse du sacré » chez Gallimard. Bien sûr, loin de nous l'idée de confondre le religieux et le sacré, mais au contraire, nous vous conseillons une écoute attentive de l'interview, afin de préciser le sens des mots liés à votre préparation ! Exemples (issus de l'interview) : « Le sacré est une relation que nous avons avec certaines choses, certaines personnes. » « Le sacré n'est pas le divin. Le sacré est une invention des hommes, présent dans toute société [...] cela relève d'une anthropologie, non d'une théologie. »

Concentrez-vous notamment sur le premier quart d'heure, de 7h40 environ à 7h55. En effet, la suite de l'interview de R. Debray à partir de 8h20 est moins intéressante, mais vous pouvez écouter le reste quand même...

Voici le billet d'introduction de l'interview mené par Marc Voinchet :

« Existerait-il un point commun entre…des funérailles nationales, la déclaration des droits de l’Homme, les produits bio, le visage du prophète Mahomet, un palais de justice, la tombe de Jim Morrison au Père Lachaise, et le mémorial de la Shoah ?

Il semblerait que oui, à lire le dernier ouvrage de Régis Debray que nous accueillons ce matin alors que parait Jeunesse du Sacré chez Gallimard.

Après son éloge des frontières le médiologue nous livre ses érudites pensées et ses étourdissantes références sur un mystère qui pourrait bien être aux fondements de l’humanité (rien que ca !) : le sacré. Que l’on soit résolument moderne ou même férocement athée, le sacré nous concerne tous nous dit Régis Debray. On le décèle dans notre admiration pour un grand homme, notre comportement dans un Palais de justice ou notre émoi devant une œuvre d’art, voire dans la perte – encore lui – du triple A !

Nous partons ce matin sur les traces du sacré dans notre monde moderne parce qu’il est souvent la raison cachée de nos indignations, de nos crispations mais aussi de nos mobilisations et de nos enthousiasmes de par le monde. »

Source : http://www.franceculture.fr/emission-les-matins-du-sacre-dans-le-monde-contemporain-2012-01-18

Bien que la seconde partie de l'émission nous ait quelque peu laissé sur notre faim, la lecture de la chronique de Brice Couturier apporte quelques idées à ajouter à votre travail (nous avons beaucoup aimé la réponse de Debray à cette chronique, c'est-à-dire son côté trop « parisiano-centrée », ce qui est franchement juste!). Bonne lecture :

→ Dans une conférence prononcée en 1973, l’anthropologue Roger Bastide (2)faisait remarquer que « la mort des dieux institutionnels », loin d’avoir mis fin à la dimension du sacré, avait ramené celui-ci à l’état « sauvage ».


Un peu plus tôt, en 1938, un philosophe autrichien, Eric Voegelin(3), avait créé l’expression de « religions politiques ». Il écrivait : « lorsque Dieu lui-même est devenu invisible derrière le monde, ce sont alors les contenus de ce monde qui deviennent divins. » Et Voegelin de relever la manie des modernes d’élire l’une des réalités de ce monde afin de lui conférer un statut d’exception. Nous érigeons, en particulier, disait-il, l’État, la science, la race ou la classe comme « Realissimum » et organisons, autour de cet « être le plus réel », l’équivalent d’un véritable culte religieux. Ainsi des « religions intramondaines », ajoutait-il prennent la place des anciennes religions « supramondaines ».

Il est bien vrai que les aspirations et les passions religieuses, qu’on pouvait croire promises au dépérissement par le « désenchantement du monde », inscrit au cœur de la modernité par Max Weber(4), ont été réorientées, au XX° siècle, vers la politique.

Se vérifiait l’aphorisme fameux de l’humoriste catholique anglais Gilbert Keith Chesterton, « lorsque les hommes ne croient plus en Dieu, ils ne croient pas en rien, ils se mettent à croire en n’importe quoi. »


Ce sont les totalitarismes qui ont porté au plus haut degré d’incandescence la sacralisation de la politique. A travers un système de dogmes et de rituels, ils ont cherché à transformer le corps social en une masse de fidèles ; les totalitarismes ne se contentaient pas de l’obéissance passive, autrefois exigée par les États autoritaires, ils exigeaient la participation enthousiaste à des extases collectives, encadrées par une « élite sacrée » qui, à la manière des grands prêtres d’autrefois, devaient être considérés comme les interprètes inspirés de Vérités indiscutables.

Dans "Les religions de la politique", l’historien italien Emilio Gentile(5) écrit : « Aujourd’hui, parmi les Républiques démocratiques européennes, seule la France du XX° siècle garde l’empreinte d’une politique sacralisée. » Et d’expliquer que le martyrologue national, son « hagiographie », œuvre de la République anti-cléricale, ont été habilement réconciliés par le général de Gaulle avec la tradition catholique. Gentile remarque aussi que François Mitterrand, en organisant, « au Panthéon, le plus grand temple de la religion républicaine, un nouveau « rite de religion civile, s’est montré digne élève de son maître et rival.


Mais aujourd’hui ? Qui aurait l’idée de faire de la fête des copains du Fouquet’s en 2007 l’équivalent du dépôt d’une rose sur la tombe des Saints républicains par Mitterrand en 1981 ? Vous avez beau faire, Régis Debray, je ne crois guère à la capacité de l’homo festivus à s’inventer du sacré ; au moins si on conserve à celui-ci « le mysterium tremendum », le sentiment d’effroi qu’il est censé provoquer chez la créature, ce « sentiment de n’être rien face à ce tout autre », dont parlent les classiques, Rudolf Otto(6) (Le sacré, 1917) et Mircea Eliade(7), Le sacré et le profane (1957).

Du religieux, au sens de « ce qui lie les individus ensemble », il en conserve, sous une forme dégradée et quasiment parodique – concerts de rock et matchs de foot. Mais si, comme le disait Philippe Muray(8), « l’industrie de l’enthousiasme est devenue une sorte de devoir d’État », j’ai l’impression que les masses répondent de plus en plus à ces injonctions venues d’en haut par une ironie – dont Baudrillard(9) avait fort bien compris la nature.

Source : http://www.franceculture.fr/emission-la-chronique-de-brice-couturier-plus-rien-de-sacre-chez-homo-festivus-2012-01-18

A. Cuvelier, pour l'équipe d'initiation aux Sces Po du lycée St Rémi, Roubaix http://www.saintremi.com/


  1. Qui est Régis Debray ? Philosophe, écrivain, médiologue. Chargé de mission pour les relations internationales auprès de François Mitterrand (1981-1985). Fondateur et directeur des revues Cahiers de médiologie (1996-2004) et Medium. Transmettre pour innover (depuis 2005). Initiateur puis président de l’Institut européen en sciences des religions (depuis 2002). Voir également les liens suivants :

  2. Qui est Roger Bastide ? Voir : http://fr.wikipedia.org/wiki/Roger_Bastide

  3. Qui est Eric Voegelin ? Voir : http://fr.wikipedia.org/wiki/Eric_Voegelin

  4. Qui est Max Weber ? (A connaître absolument pour votre préparation!) : http://fr.wikipedia.org/wiki/Max_Weber , voir également ce lien vers le site de l'université du Québec : http://classiques.uqac.ca/classiques/Weber/weber_max.html

  5. Qui est Emilio Gentile ? (né en 1946 à Bojano, dans la province de Campobasso, en Molise, Italie – ) est professeur d’histoire contemporaine à l’université de Rome « La Sapienza ». Ses travaux portent principalement sur le fascisme italien, le totalitarisme et le concept de religion politique. Il a également consacré des études à Machiavel et à l’historien italien Renzo De Felice. Son œuvre suscite de plus en plus d’intérêt en France et a donné lieu à plusieurs traductions. Voir aussi quelques unes de ses publications : http://fr.wikipedia.org/wiki/Emilio_Gentile

  6. Qui est Rudolf Otto ? Voir : http://fr.wikipedia.org/wiki/Rudolf_Otto

  7. Qui est Mircea Eliade ? Voir : http://fr.wikipedia.org/wiki/Mircea_Eliade

  8. Qui est Philippe Muray ? Voir : http://fr.wikipedia.org/wiki/Philippe_Muray

  9. Qui est Jean Baudrillard ? Voir : http://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_Baudrillard